CHAPITRE IV

KEHION HUGGAR

La perle d’obédience est mon honneur et ma fierté,

La clef qui m’ouvre les Nues,

La pierre courtisane est ma honte, ma pauvreté,

La chaîne qui me rive au connu,

La perle d’obédience est ma pitance, ma manne,

La main qui me nourrit,

La pierre courtisane est ma perte, ma soltane,

Le parasite qui me détruit.

Chant de la perle d’obédience,

 Cour des Nues, Jezomine.

L’enfant sauvage se jeta sur la nourriture avec une voracité qui tira des grimaces ou des sourires aux privilégiés admis à le contempler de plus près. On l’avait délivré de sa prison de verre, mais, comme il avait arraché la gorge d’un garde juste avant sa capture, on lui avait passé une courte chaîne autour du cou, fixée à un anneau scellé dans le mur.

Même si son prisonnier avait cessé de s’agiter et de geindre, Rehion Huggar ne voulait prendre aucun risque. Une cinquantaine de courtisans triés sur le volet se pressaient dans la petite salle. Des proches de la famille royale, des confrères de Kehion, des officiers supérieurs de la garde d’élite et des responsables dut tout-puissant corps des angailleurs, aisément reconnaissables à : leur uniforme noir, à leur mine sinistre et au dragon écarlate brodé sur le devant de leur tunique. Tous ceux-là pouvaient lui être utiles dans la démarche qu’il allait bientôt entreprendre afin de recueillir de nouveaux subsides et de réaliser son grand projet : ramener un spécimen skadje vivant ou mort à la Cour, une découverte qui validerait sa théorie de l’existence d’une autre forme de vie sur Jezomine, intelligente et antérieure à l’apparition de l’homme.

Karkel Judin, l’un des maîtres du protocole, supervisait le repas de l’enfant sauvage avec la même pompe solennelle et ridicule que s’il s’était agi d’un hôte de marque. Il se parfumait de façon outrageuse, comme tous les courtisans, et portait des habits aux couleurs vives surchargés de rubans, de broderies et : de dentelles. Les femmes portaient des robes sobres en comparaison, resserrées à la taille, conçues pour mettre en valeur la rondeur de leur poitrine et de leurs hanches. Elles se rattrapaient sur leurs coiffures, de véritables monuments capillaires érigés à la gloire de la complexité et sertis de broches ou de peignes en pierre du Mitwan. Kehion Huggar avait opté, quant à lui, pour la tenue austère des savants royaux, une veste cintrée, un pantalon bouffant d’un brun sombre légèrement moiré, une chemise blanche dont la seule fantaisie était le jabot. Sa chevelure déjà grisonnante se déversait en toute liberté sur ses épaules.

Ce soir, le souverain et son épouse paraîtraient dans leur loge ; du théâtre des Hauts-Dits, la Cour tout entière se rassemblerait pour entendre le chant du visiteur céleste. Une activité de ruche régnait dans les couloirs, les appartements et les galeries du ; palais royal.

Le hasard avait voulu que la capture de cet enfant sauvage coïncide avec le passage du griot. Pouvait-on parler de hasard ? L’irruption des sphères musiciennes dans le cœur du Mitwan avait ruiné l’expédition de Kehion Huggar. Il avait traqué les » skadjes pendant plusieurs mois avec un luxe de précautions et, alors qu’il allait toucher les dividendes de sa patience, alors que les guides autochtones l’avaient conduit tout près de l’entrée d’un nid dissimulé dans un massif rocheux, les sphères musiciennes avaient surgi dans le ciel tendu d’écarlate par les rayons de Jez. À l’aide de sa longue-vue, Kehion avait observé des mouvements furtifs et des traînées de poussière entre les rochers. Il en avait déduit que les notes tonitruantes des sphères avaient chassé de leur habitat les skadjes habitués au silence profond du désert. L’expédition s’était aussitôt lancée à leur poursuite, mais le chizz avait effacé toutes les traces, et on n’avait trouvé aucun skadje, vivant ou mort.

Rien d’autre qu’un paysage recomposé de dunes et de roches.

Rien d’autre que cet enfant nu et plus féroce qu’une grande gravelle sauvage.

« D’où vient-il, monsieur ? »

Kehion Huggar feignit de se plonger dans une intense réflexion pour se donner le temps d’observer son interlocutrice : Lajah Sanjefoz, une cousine germaine de la souveraine, une femme très haut placée dans la hiérarchie des Nues. Belle de surcroît, mariée à l’un des généraux de la garde d’élite, réputée pour ses infidélités et sa cruauté. On disait d’elle qu’après avoir donné naissance à trois enfants elle avait réclamé et obtenu la greffe d’un parasite dans son sein gauche, comme les soltanes de la ville haute, une méthode contraceptive radicale et une façon non moins radicale d’accroître l’intensité des plaisirs charnels. Malgré lui, Kehion baissa les yeux sur la poitrine de la Jeune femme et tenta de repérer la fine cicatrice laissée par l’opération, mais, bien que profond, le décolleté de sa robe ne dévoilait pas la peau entre la clavicule et la naissance du sein. D’elle émanait un parfum fleuri qui ne masquait pas tout à fait son odeur musquée.

« Son comportement révèle qu’il n’a pas grandi dans un milieu humain, répondit Kehion avec son sourire le plus engageant.

— Pas besoin d’être savant pour deviner cela, monsieur répliqua Lajah Sanjefoz avec une pointe d’agacement. Vous l’avez capturé dans le désert, n’est-ce pas ? Comment a-t-il survivre dans un environnement aussi ingrat ? »

Autour d’eux résonnaient les voix et les rires des hommes des femmes répartis par petits groupes et lancés dans des eussions animées.

« Ses caractéristiques physiques sont très proches de celles des habitants des oasis, dit Kehion. À mon avis, ce garçon a abandonné à la naissance par sa famille et recueilli par... animaux. »

Elle eut une petite moue de perplexité.

« Quelle famille se montrerait assez cruelle pour abandonner un enfant dans le désert ?

— Les coutumes des oasis, madame, l’honneur familial, culte de la vengeance conduisent parfois à ce genre d’aberration. »

Elle s’absorba pendant quelques instants dans la contemplation des moulures et arabesques du plafond. Sans être l’une des plus prestigieuses du palais, la salle des expositions offrait un cadre magnifique avec ses dalles de pierre précieuse, ses murs couverts de mosaïques ou de tentures figuratives, ses poutres sculptées et agencées de manière aussi complexe que les mèches blondes de Lajah Sanjefoz.

«J’ai beau passer en revue tous les animaux du désert, je n’en vois pas qui soient susceptibles de recueillir un enfant humain, reprit-elle en replongeant ses yeux clairs dans ceux Kehion.

— Il s’agit sans doute des... skadjes.

— J’ai lu votre opinion à ce sujet sur l’écriteau que vous avez eu la... maladresse de placer à côté de la cloche de verre. » Elle poussa un long soupir avant de poursuivre, d’une voix forte» Vous, monsieur, vous qui passez pour l’un de savants les plus respectables des Nues, vous croyez donc à l’existence de créatures ? »

L’éclat de Lajah Sanjefoz attira l’attention des courtisans et des servantes. Seuls les bruits de mastication et de déglutition de l’enfant sauvage retentirent dans le silence soudain tombé sur la salle des expositions. Karkel Judin, le maître du protocole, renonça lui-même à regarder manger cet étrange convive – « bâfrer » eût été un terme plus approprié, encore qu’euphémique, pour décrire les manières d’un invité qui plongeait directement la bouche, le nez et les cheveux dans les plats, recrachait les aliments qui ne lui convenaient pas, ingurgitait le reste avec la gloutonnerie d’une grande gravelle des bords du Mitwan – et s’intéressa à la polémique qui s’amorçait entre la cousine germaine de la souveraine et l’un des explorateurs officiels du royaume.

Craignant de s’enfermer dans un piège, Kehion s’efforça de garder son calme et de peser chacun de ses mots.

« Le terme de « croyance » est en l’occurrence hors de propos, madame. Ma conviction s’est établie sur un faisceau de conjectures.

— Vous considérez donc un ramassis de superstitions comme un faisceau de conjectures ! Votre conception de la science...

— Les légendes reposent la plupart du temps sur l’imaginaire, la dérive fantasmatique, je vous l’accorde, mais l’existence des skadjes, elle, est authentifiée par une multitude de témoignages concomitants consignés dans les archives.

— Votre naïveté m’étonne, monsieur. Et m’effraie. Quoi ? Les esprits les plus brillants de la Cour ne seraient pas capables de faire la différence entre l’expérience et la superstition ? »

Kehion avait maintenant la sensation d’être une cible dégagée, évidente, offerte à tous les traits. Il chercha en vain des signes ou des lueurs de complicité sur les visages et dans les yeux qui le cernaient. Il se demanda quelle erreur il avait bien pu commettre qui lui valût ainsi les foudres de la cousine de la souveraine, puis il devina qu’elle n’était elle-même qu’un pion manipulé par une faction de courtisans – ou de confrères – empoisonnés par la jalousie.

« À la différence de certains de mes confrères, je pense qu’il faut continuer les recherches sur les skadjes. Je pense également que ce ne sont pas des animaux, mais des créatures intelligent (contrairement à vous, se retint-il d’ajouter), et qu’elles on beaucoup à nous apprendre, entre autres à mieux comprend ce monde qui était le leur avant l’arrivée des hommes.

— Voulez-vous dire, monsieur, que vous jugez illégitime la présence humaine sur Jezomine ?

— La question ne se pose pas. Nous n’avons pas la possibilité de revenir en arrière. Je me demande seulement si nous avons évolué dans la bonne direction...

— Certes non, puisque nous avons égaré la connaissance de nos ancêtres et que nos esprits les plus éclairés accordent davantage d’attention à de stupides croyances qu’au développement de notre civilisation ! Nous avons régressé, monsieur, et vous êtes l’un de ceux qui illustrent mieux que tout discours l’amplitude de notre décadence.

— Je parlais précisément de développement... »

Kehion transpirait à grosses gouttes sous ses vêtements, conscient que ses derniers rêves s’arrachaient de lui comme de pétales fanés.

« Nous nous sommes contentés de reproduire nos acquis, nous n’avons pas su enrichir notre patrimoine, murmura-t-il.

— Reproduire ? Mais, monsieur, aucun savant du royaume n’est capable de reproduire les splendeurs technologiques du passé ! A qui la faute si nous n’avons pas enrichi nos connaissances ?

— Aucun savoir, aucune technologie n’a jamais apporté l’essentiel. Je pressens que les skadjes pourraient nous enseigner ce qui nous manque.

— Gardez vos pressentiments pour vous, monsieur ! Notre souverain distribue ses perles d’obédience avec un peu trop de générosité. Nous n’avons pas besoin de parasites qui sacrifie les prébendes royales à leurs chimères, mais de bâtisseurs, constructeurs, de visionnaires. »

Après lui avoir jeté un sourire et un regard venimeux, Lajah Sanjefoz pivota sur elle-même et s’éloigna dans un froissement d’étoffe qui résonna, aux oreilles du savant, comme une promesse de disgrâce.

Kehion Huggar s’engagea dans le passage qu’empruntaient les courtisans pour se rendre dans le quartier des soltanes. Cette succession tortueuse de couloirs, d’escaliers et de galeries permettait au souverain et aux grands du Royaume de quitter l’enceinte du palais sans attirer l’attention. Elle débouchait trois ou quatre lieues plus loin sur une courette intérieure cernée de hauts murs. Une vingtaine d’hommes en gardaient l’accès, des soldats d’élite qui dissimulaient des dagues enduites de poison sous leurs haillons de mendiants.

Kehion remonta sa manche pour leur montrer le sceau royal, la perle d’obédience, la pierre transparente sertie dans le creux de son avant-bras, juste au-dessus du poignet. On l’appelait « perle » ou « pierre » par commodité, mais elle n’était pas de nature minérale, elle se ramifiait dans la chair comme les racines d’une plante ou les tentacules d’un parasite. Lorsqu’un courtisan était frappé de disgrâce, il fallait parfois lui couper le bras tout entier pour la lui retirer. De cette étrange matière Kehion ne savait pas grand-chose, sinon qu’elle avait la faculté de se reproduire à l’infini, un peu comme le levain ou la mère de vinaigre, et qu’elle était conservée dans une chambre secrète du Palais des Nues. Ni lui ni ses confrères n’avaient reçu l’autorisation de l’examiner, encore moins de l’analyser : on ne touchait pas à ce symbole du pouvoir royal, l’un des deux piliers du royaume avec le dragon écarlate des angailleurs.

Il n’avait ressenti aucune douleur lorsque, la veille de son admission officielle à la cour, les administrateurs lui avaient inséré sa perle dans la peau de son avant-bras à l’aide d’une seringue. De la taille d’un grain de giphogo au départ, elle avait peu à peu atteint le volume d’un œuf de petite gravelle domestique. Lors des périodes de grand froid, Kehion entrevoyait sous sa peau les ramifications claires qui partaient de sa circonférence et se prolongeaient désormais jusqu’à son épaule (du moins il lui semblait ressentir leur présence au réveil, quand il étirait ses membres engourdis). Aussi limpide qu’une goutte d’eau, elle se troublait parfois, comme si elle s’emplissait d’un nuage blanchâtre. Son champ d’expérimentation se limitant à sa propre perle – et, de façon plus épisodique, à celles des femmes qui partageaient son intimité –, Kehion avait observé qu’elle réagissait à ses humeurs et à ses fluctuations organiques. Sa fragilité apparente dissimulait en tout cas une élasticité et une résistance remarquables : ses tentatives récurrentes de l’inciser avec la pointe d’un scalpel, une expérience irrésistible pour un curieux de son espèce, s’étaient soldées par autant d’échecs. Aucune des nombreuses théories élaborées par ses confrères, contemporains ou anciens, à propos de la structure, de la nature et de l’originede la perle d’obédience n’avait trouvé grâce à ses yeux. La plupart relevaient de la crétinerie pure. Ce fatras d’ignorance et de superstition aurait prêté à rire s’il n’avait émané d’esprits aussi érudits et prestigieux. Le sceau royal était seulement devenu une part de lui-même. Et un rappel permanent de sa condition courtisan, qui lui interdisait de s’opposer à la volonté royale. Il restait après tout suffisamment de domaines à explorer pour étancher son éternelle soif d’apprendre.

Âgé maintenant de quarante-deux ans, Kehion Huggar se méfiait des idées préconçues, des principes communément admis. L’histoire, sa deuxième discipline, lui avait appris à relativiser les doctrines officielles, à mesurer la fragilité et l’instabilité des connaissances humaines. Il lui avait suffi quelquefois de remonter à la source des informations, témoins, lieux, pour s’apercevoir que la mémoire collective reposait sur des vérités sans fondement, sur de purs fantasmes alimentés par l’intérêt, la haine ou la peur.

La présence du griot ravivait son émerveillement d’enfant et soulevait en lui un grand nombre de questions pour lesquelles il ne recevrait certainement pas toutes les réponses. Il avait consulté les archives royales comme son statut d’historien et d’explorateur officiel l’y autorisait. Il avait appris certaines choses sur les griots, entre autres leurs rapports très particuliers avec le temps et leur mode de recrutement. Il avait longtemps cru qu’il deviendrait un visiteur céleste, qu’il apprendrait le secret du voyage dans l’espace, qu’il explorerait d’autres mondes, qu’il connaîtrait d’autres civilisations, d’autres formes de pensée, mais les années s’étaient écoulées et, à l’âge de vingt-cinq ans, il avait renoncé à son rêve, ou, plus exactement, il l’avait circonscrit aux territoires méconnus de sa planète : il avait inventorié et classifié un nombre incalculable d’espèces végétales et animales, il avait, avec l’aide des guides autochtones, tracé des pistes à peu près fiables dans les contrées désertiques, bref, il avait concouru de son mieux à parfaire la connaissance de Jezomine, ou Jezsep-time, septième planète du système de Jez.

Les archives royales du palais mentionnaient les visites d’une vingtaine de griots. Un intervalle d’environ cent cinquante ans s’écoulait entre chacun de leurs passages ; cela faisait donc plus de deux millénaires que les voyageurs célestes rendaient visite au peuple des Nues. Les descriptions des témoins qui avaient eu le privilège d’approcher un griot étaient étrangement similaires – peau sombre, presque noire, barbe claire, yeux globuleux et foncés, tarbouche blanc, toge drapée sur l’épaule, ample tunique, et surtout, détail insolite, une luminosité qui paraissait jaillir de l‘intérieur même du corps –, comme si les vingt visites avaient été effectuées par un seul et même personnage, une idée absurde à l’échelle du temps de Jezomine, mais recevable sur le Plan cosmique.

Une polémique avait opposé la veille deux factions de courtisans.

« Le griot est supérieur au roi, argumentaient les uns. Il descend du ciel, directement des Nues.

Pas du tout, rétorquaient les autres. Le griot n’est qu’un vagabond de l’espace, un homme qui colporte ses histoires de monde en monde.

— Blasphème ! Le céleste précède le terrestre, tout comme l’idée précède la réalisation, tout comme l’amour précède la conception.

— On peut concevoir sans amour, la réalisation engendre parfois l’idée, tout comme l’appétit vient en mangeant. Quant au griot, qui peut certifier ses origines célestes ?

— Nos savants, peut-être... »

Les uns et les autres s’étaient donc tournés vers le petit groupe de savants qui s’étaient bien gardés d’intervenir dans la polémique. Kehion Huggar avait laissé à ses confrères plus âgés le soin de répondre. Le titre de savant royal ne protégeait pas des intrigues, et il suffisait de déplaire à un membre influent de la Cour pour tomber en disgrâce, perdre sa prébende, sa perle d’obédience, se faire chasser du palais comme un vulgaire portefaix de la ville basse. Kehion ne prendrait sûrement pas le risque de mécontenter les uns ou les autres en se mêlant à une dispute qui n’avait aucun sens. Pour lui le griot n’était ni inférieur ni supérieur au souverain des Nues, ni même à aucun autre être humain de Jezomine, il ne vivait pas sur le même plan spatio-temporel, voilà tout. Il avait gardé son raisonnement pour lui tandis que ses confrères s’enfonçaient dans l’un de ces embrouillaminis sémantiques qui débouchaient immanquablement sur d’autres querelles, d’autres intrigues, d’autres disgrâces. Son œuvre, son grand œuvre, valait bien une poignée de menues lâchetés courtisanes – elles n’avaient pas suffi à lui éviter la morsure venimeuse de cette serpique de Lajah Sanjefoz. Il salua les gardes d’un hochement de tête, traversa la cour et parcourut la ruelle sinueuse donnant sur le quartier des soltanes. Curieusement, alors que les passages étaient plus étroits et sombres que ceux du palais, la chaleur s’y faisait plus dense plus étouffante. Était-ce l’excitation qui s’emparait des hommes devant les portes des soltanes de la ville haute ? La prolifération des foyers de métal et de pierre où grillaient les viandes et légumes des restaurants des rues ? Une particularité géophique, géologique, climatique ? Ou encore la honte cuisante des hommes qui désertaient le lit conjugal pour s’étourdir dans les bras des expertes en volupté ?

Kehion lui-même délaissait parfois Loziah, son épouse, pour passer la nuit avec une soltane du nom de Kaleh. Bien que méritante, attentive et encore désirable, Loziah supportait difficilement la comparaison avec la soltane. Faire l’amour avec elle revenait à manger un plat ordinaire après avoir goûté des mets aux saveurs ensorcelantes. Elle ne lui adressait aucun reproche lorsqu’il revenait à l’aube, vidé de ses forces et d’une grosse poignée de saquins, elle se contentait de pleurer en silence. Il lui promettait alors de ne plus jamais fréquenter le salon de Kaleh, mais son corps réclamait avec véhémence les caresses de la sultane, et il finissait toujours par capituler, noyant ses remords dans d’absurdes justifications biologiques, se disant que les choses auraient été différentes si Loziah lui avait donné un ou plusieurs enfants.

Il transpirait à grosses gouttes dans la ruelle pentue. Les pavés inégaux éclaboussés de lumière rouge, les façades en pierre blanche, les escaliers bordés de rambardes en fer forgé, les volets colorés et tirés comme des paupières trop maquillées donnaient au quartier un charme canaille que Kehion préférait à la majesté oppressante du palais. Le ciel se tendait d’un voile mordoré qui préludait au crépuscule. Il ne lui restait pas beaucoup de temps avant le chant du griot. Il espéra que Kaleh serait libre : il avait ressenti le besoin impérieux d’une étreinte, même brève, au sortir de la conversation avec Lajah Sanjefoz. Ni le roi ni la reine n’avaient manifesté leur intention d’examiner l’enfant sauvage, et cette absence d’intérêt semblait confirmer l’hypothèse d’un complot.

 Il lui fallait oublier ses tracas dans des bras accueillants, s’immerger dans un bain de volupté pure, tarir le flot tumultueux de ses pensées. Il croisa deux courtisans qu’il connaissait de vue et répondit à leur salut d’un hochement de tête. La complicité était immédiate entre amateurs des plaisirs extrêmes. On signait un grand nombre d’armistices ou de contrats dans les salons des soltanes ou sur les terrasses ombragées des gargotes, on y traitait des affaires de la plus haute importance sans jamais se départir d’un ton aimable, enjoué, comme si, désencombrés de ce désir tyrannique qui les avait attirés dans ces lieux, les hommes s’autorisaient enfin à se montrer sous un jour détendu. Il entrevit la maison de Kaleh, reconnaissable entre tout avec sa tourelle et sa façade recouverte de paragel, une plante grimpante aux fleurs mauves. Il pressa le pas, taraudé par l’inquiétude. Un silence inhabituel figeait la ruelle déserte qui plongeait vers les quartiers commerçants de la ville moyenne, s’arrêta devant le perron de la maison, s’essuya le front d’un revers de manche. Le volet du salon, ouvert, signalait que la soltane était disponible. Soulagé, il gravit les marches et tira à plusieurs reprises sur la chaîne de la cloche.

« Pas la peine de sonner. Elle n’est pas chez elle. » Kehion tressaillit. Un homme et une femme sortirent d’un recoin ombragé et s’avancèrent dans sa direction, des oaseurs à en croire leurs vêtements grossiers et leur teint hâlé.

«Je suis Helal Wehud, dit l’homme. J’étais... je suis le frère de Kaleh. »

Kehion lui trouva effectivement une certaine ressemblance avec la soltane. La femme était d’une grande beauté dans ses atours rustiques.

« Kehion Huggar, explorateur et géographe de la Cour. » Son ton emphatique et sa révérence, usuels dans l’enceinte du palais, lui parurent déplacés, voire ridicules, face à ces deux habitants des oasis.

« Ça fait deux jours qu’Ezabel, ma future femme, et moi attendons son retour... »

La fatigue avait creusé leurs traits. Les joues de l’homme s’ombraient de barbe, les cheveux de la femme pendaient en mèches piteuses sous son chapeau de paille conique. Ils n’avaient probablement pas trouvé de chambre libre dans les rares auberges de la ville haute, prises d’assaut dès le premier envol des sphères musiciennes.

« Bizarre, murmura Kehion. Les soltanes ne sont pas autorisées à sortir de leur quartier.

— Peut-être que sa disparition a un rapport avec son fils, dit l’homme.

— Son... fils ? »

Le savant ne réussit pas à masquer sa surprise malgré l’exercice quotidien de l’impassibilité courtisane. Kaleh ne lui avait pas confié qu’elle avait eu un fils, mais elle ne parlait jamais d’elle-même, c’était toujours lui qui s’épanchait, qui l’entretenait de ses infortunes, de ses besoins, de ses désirs, de ses rêves. Il ne connaissait d’elle que sa beauté, la douceur de sa peau, le feu apaisant de sa bouche, l’extraordinaire sensibilité de son ventre.

L’oaseur lança un coup d’œil à sa compagne avant de reprendre :

« Le garçon sauvage qui est exposé dans la cloche de verre, c’est lui, son fils. »

Kehion descendit les marches et s’approcha du couple. Son cœur s’était emballé, comme si son corps avait perçu avant son esprit la véracité des paroles de l’oaseur.

«Il me reste encore un peu de temps avant le chant du griot, dit-il en prenant le frère de Kaleh par le bras. Venez : nous serons mieux pour parler à la terrasse d’une auberge. »